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Comment la théorie des nombres éclaire les fractales quantiques du papillon de Hofstadter ?


En 1974, Douglas Hofstadter, alors jeune doctorant en physique à l’université de l’Oregon, s’est retrouvé plongé dans l’effervescence intellectuelle d’un groupe de théoriciens allemands à Ratisbonne. Leur objectif : élucider la distribution des niveaux d’énergie d’un électron évoluant dans un réseau cristallin soumis à un champ magnétique. L’approche du groupe était résolument axée sur la démonstration de théorèmes mathématiques, une démarche que Hofstadter, se sentant étranger à cette rigueur abstraite, a choisi de contourner.

Refusant de s’enfermer dans la pure abstraction, Hofstadter privilégie une méthode empirique. Armé d’une imposante calculatrice programmable HP 9820A, il entreprend de calculer directement les valeurs d’énergie permises pour différentes valeurs rationnelles du flux magnétique, noté alpha. Chaque nuit, la machine déroulait des mètres de papier listant les résultats, que le physicien reportait méthodiquement sur du papier millimétré.

Ce travail minutieux aboutit à une représentation graphique singulière. Sur l’axe horizontal figurent les niveaux d’énergie accessibles à l’électron ; sur l’axe vertical, les valeurs rationnelles du flux magnétique. Le motif qui émerge, baptisé plus tard « papillon de Hofstadter », révèle une structure fractale d’une étonnante complexité : des plages d’énergies interdites fragmentent l’ensemble, et à mesure que le dénominateur de la fraction alpha croît, le motif se densifie, évoquant l’ensemble de Cantor.

Fractales quantiques et théorie des nombres : le papillon de Hofstadter

Les collègues de Hofstadter, perplexes face à cette démarche laborieuse, n’y voyaient qu’une forme de « numérologie ». Même son directeur de thèse doutait de la pertinence de ses efforts. Pourtant, Hofstadter pressentait une vérité profonde : « Il m’est apparu très clairement que je tenais un tigre par la queue », confie-t-il. Il reconnaît alors la parenté avec l’ensemble de Cantor, célèbre construction mathématique obtenue par un processus itératif de retranchement du tiers central d’un segment.

La limitation technique de l’époque interdisait d’explorer les valeurs irrationnelles de alpha, inaccessibles à la calculatrice. Mais Hofstadter observe que, lorsque alpha tend vers l’irrationnel, la structure des énergies permises se rapproche de celle de l’ensemble de Cantor. Il émet l’hypothèse audacieuse que, pour un flux magnétique irrationnel, l’ensemble des énergies autorisées forme effectivement un ensemble de Cantor.

Quelques années plus tard, les mathématiciens Barry Simon et Mark Kac, spécialistes des fonctions presque périodiques, s’intéressent à leur tour à cette équation de Schrödinger modifiée. Ils conjecturent que, pour alpha irrationnel, le spectre d’énergie est bien de type Cantor. Incapables d’en fournir la preuve, ils lancent le défi à la communauté, promettant « dix martinis » à qui le relèverait.

La conjecture des dix martinis et l’avènement d’une preuve globale

Durant deux décennies, la conjecture résiste. Des avancées partielles sont saluées, mais la démonstration générale fait défaut. En 2003, Joaquim Puig franchit une étape décisive, prouvant la conjecture pour presque toutes les classes de valeurs irrationnelles de alpha, exploitant des techniques développées par Svetlana Jitomirskaya. L’année suivante, Artur Avila, alors âgé de 24 ans, propose à Jitomirskaya de s’attaquer aux cas restants. Leur collaboration aboutit à une preuve complète, publiée en 2009 dans les Annals of Mathematics. Avila sera récompensé par la médaille Fields pour cette contribution majeure.

Pourtant, la preuve demeure insatisfaisante à certains égards. Elle repose sur des hypothèses simplificatrices et ne s’applique qu’à des modèles idéalisés. Les structures cristallines réelles, plus complexes, et les champs magnétiques non uniformes échappent à cette démonstration. « Vous l’avez vérifié pour ce modèle, mais quel est le rapport avec la réalité ? », s’interroge Simon Becker de l’ETH Zurich.

En 2013, une expérience menée à Columbia marque un tournant. Des physiciens observent le papillon de Hofstadter dans des couches de graphène exposées à un champ magnétique, confirmant l’existence physique de la fractale. « Soudain, elle est passée de l’imagination du mathématicien à quelque chose de concret », souligne Jitomirskaya. Ce résultat relance l’intérêt pour une explication mathématique plus générale.

Théorie globale et nouvelles perspectives pour les fractales quantiques

Lingrui Ge, rejoignant le groupe de Jitomirskaya en 2019, s’inspire de la « théorie globale » initiée par Artur Avila. Cette approche vise à révéler la structure d’ensemble des fonctions quasi périodiques, en associant à chaque fonction un objet géométrique dont l’étude éclaire le comportement spectral. Ge soupçonne que ces objets recèlent des informations cruciales sur l’équation duale liée au problème des dix martinis.

Avec Jitomirskaya, Jiangong You et Qi Zhou, il parvient à interpréter différemment l’objet géométrique d’Avila, rendant la théorie applicable à une gamme beaucoup plus vaste de situations. Leur nouvelle preuve, unifiée et robuste, étend la résolution du problème des dix martinis à des contextes physiques variés, confirmant la réalité du papillon de Hofstadter au-delà du modèle idéal.

Depuis, cette version enrichie de la théorie globale a permis de résoudre d’autres questions fondamentales dans le domaine des systèmes quasi périodiques. « Nous avons découvert ce mystère caché derrière la théorie globale. C’était comme un phare sur une mer sombre qui nous a montré la bonne direction », conclut Lingrui Ge.

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