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En Inde, les palais historiques du Chettinad retrouvent vie grâce à la jeunesse locale


Derrière les portails envahis de végétation et de câbles électriques du Chettinad, au Tamil Nadu, se cachent des palais d’une ampleur et d’une richesse décorative saisissantes. Passé la véranda, l’œil est happé par une succession de salles majestueuses, patios géométriques, et une profusion de détails : piliers en teck birman, marbres italiens, céramiques japonaises, vitraux français, luminaires égyptiens, lustres belges. Chaque demeure incarne un syncrétisme esthétique unique, reflet des échanges commerciaux mondiaux des Chettiars.

Le palais d’Athangudi, construit en 1932 après trois ans de travaux, illustre cet âge d’or. Propriété de Shri N. Nachiappa, il témoigne de la prospérité des Chettiars, banquiers et négociants qui, dès le XVIIIe siècle, ont bâti leur fortune jusqu’à l’apogée coloniale britannique. Dès 1850, ces familles édifient des résidences fastueuses, mêlant influences orientales et occidentales, où Lakshmi et Ganesh côtoient des chérubins baroques. Le Chettinad, territoire sans frontières administratives, regroupe aujourd’hui près de 100 000 membres répartis en neuf clans, chacun doté de son temple.

Le paysage, rythmé par les rizières argentées et les palais extravagants, porte encore les traces d’une histoire contrastée. Si l’opulence domine certains villages, d’autres demeures témoignent d’un déclin entamé lors de la Seconde Guerre mondiale et accentué par l’indépendance indienne en 1947. Des milliers de villas, parfois à l’abandon, rappellent la fragilité de cette richesse patrimoniale.

Renaissance patrimoniale et défis de la transmission au Chettinad

À Athangudi, la cinquième génération Nachiappa occupe encore la demeure familiale, n’utilisant que quelques pièces pour préserver la splendeur des salons et l’organisation spatiale dictée par le vastu shastra, l’art indien de l’harmonisation. Depuis 2019, ce palais rénové accueille le public, symbole d’un renouveau amorcé il y a vingt ans. La région, longtemps ignorée des circuits touristiques, attire désormais visiteurs et habitants curieux de redécouvrir ce patrimoine.

À Rayavaram, en revanche, les palais désertés témoignent d’un Chettinad fantomatique. Les façades délabrées rappellent les fastes d’antan, quand mariages et processions religieuses animaient ces lieux. « L’avenir de ces villas passera par un hôtelier qui décidera de les reprendre, les rénovera et amorcera une économie pour le village. Encore faut-il être capable d’identifier les propriétaires. » L’architecte français Michel Adment, qui a restauré la maison d’hôtes Saratha Vilas à Kothamangalam, souligne la complexité de la tâche.

Avec son confrère Bernard Dragon, Adment a documenté la spécificité architecturale du Chettinad, contribuant à l’inscription de onze villages sur la liste indicative de l’Unesco en 2014. « Nous voulions surtout que le Chettinad soit identifié comme un patrimoine à protéger et à valoriser. » Depuis, les restaurations se multiplient. À Kanadukathan, R. Govindam, ancien industriel à Singapour, redonne vie à une demeure centenaire, bientôt transformée en hôtel.

Chettiars, diaspora et mémoire familiale

Karaikudi, centre névralgique de la région, reste le point de ralliement des familles Chettiars pour les grandes célébrations. Les récits familiaux y évoquent l’exil forcé en Birmanie, la perte des terres et le retour difficile après l’indépendance. La transmission orale demeure essentielle pour préserver la mémoire de cette communauté dispersée entre l’Inde, l’Europe, l’Australie et les États-Unis.

La jeune Lakshmi Olagamai, 25 ans, illustre cette volonté de sauvegarde. Elle dessine à l’encre les palais, capturant la lumière à différents moments de la journée. « Notre génération veut préserver ce patrimoine. C’est le moment, sinon tout risque de disparaître. » Son engagement s’exprime également lors du festival Chettinad Heritage, lancé en 2021, qui valorise musique, danse et conférences autour de l’identité régionale.

Meenakshi Meyyapam, 91 ans, perpétue la tradition culinaire du Chettinad, célébrée dans un ouvrage à succès. « Notre cuisine est un bon moyen de faire passer des messages. À destination des étrangers mais surtout des Indiens, qui prennent conscience qu’il y a tant de choses à voir dans leur arrière-cour ! » La gastronomie devient ainsi un vecteur de réappropriation culturelle.

Valorisation de l’artisanat et initiatives de sauvegarde

Visalakshi Ramaswamy, coautrice du premier ouvrage sur l’histoire des Chettiars, milite pour une ouverture maîtrisée. « Récemment, nous avons dû fermer la porte d’entrée de notre maison parce que des curieux y pénétraient n’importe comment. » À l’étage de son palais familial, elle prépare l’ouverture d’un musée dédié à l’artisanat local, notamment le sari en coton épais et le panier kottan. Son ONG, la M.Rm.Rm. Cultural Foundation, emploie aujourd’hui 120 femmes dans la confection d’objets traditionnels.

Dans les villages, cette activité artisanale offre une alternative économique dans une région peu fertile. À Keelayapatti, des femmes tressent des boîtes à sari vendues jusqu’au Japon. « Nous ne voulons pas de dons pour garantir notre indépendance et obtenir le respect », insiste Ramaswamy.

Umayal Palaniappan, quant à elle, a publié en 2022 The Nagarathar Way, soulignant l’importance de la transmission écrite d’un art de vivre longtemps oral. « Nos demeures ont été fastueuses parce que nous avons rapporté des objets de tous les pays où nous avons commercé. Mais nous n’avons jamais abandonné notre identité. » Un collectif d’architectes chettiars a déjà restauré 25 palais et vise la renaissance de 100 autres en dix ans.

Vie religieuse et quotidien dans les palais du Chettinad

Gardienne du temple clanique à Vadakudi, Umayal Palaniappan veille sur le sanctuaire familial et ne revient à la villa de Pallathur que pour les cérémonies. Sa tante, Lakshmi Palaniappan, 87 ans, vit dans une sobriété extrême, rythmée par la prière matinale devant le tulsi, basilic sacré. La vie de palais, autrefois synonyme de faste, se réinvente aujourd’hui entre tradition et modernité.

Umayal Palaniappan se souvient : « Mes grands-parents, déjà, avaient quitté le village de nos ancêtres. Plus exactement, seul mon grand-père était parti faire des affaires jusqu’en Birmanie – parce que les femmes, elles, ne voyageaient pas. Il y a fait le commerce du teck et acquis beaucoup de propriétés à Rangoun, avant de devoir fuir après l’indépendance du pays, en 1948. » De retour à Chennai, il s’est reconverti dans l’immobilier et la production cinématographique. « Nous, les Chettiars, sommes des entrepreneurs par nature et, chez nous, il a toujours été considéré un peu indigne d’être les employés de quelqu’un. »

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